nimée par son obsession pour le costume, Julie Pelipas, avec Bettter, conçoit des pièces à partir d’invendus masculins et de stocks dormants qu’elle façonne à son image.
Fondation Louis Vuitton, juin 2023. La sphère mode retient son souffle, impatiente de découvrir le nom des grands gagnants du Prix LVMH, les créateurs les plus prometteurs de leur génération. Alors que le sésame est décerné au japonais Satoshi Kuwata pour son label Setchu, c’est à Julie Pelipas qu’est attribué le tout aussi prestigieux Prix Karl Lagerfeld pour son label Bettter. Une consécration pour l’Ukrainienne, aujourd’hui âgée de 39 ans, qui a réussi à séduire l’assemblée avec un concept éco-friendly basé sur l’upcycling : “Il s’agit d’une reconnaissance très importante de l’industrie. Ce prix nous permettra d’appliquer notre technologie à un large éventail de marques désormais conscientes de notre projet respectueux de l’environnement.”
Qui est Julie Pelipas, la fondatrice de Bettter ?
La mode responsable a toujours fait partie de la vie de Julie Pelipas. Plus jeune, elle se nourrit de l’énergie créative des femmes que composent sa famille d’origine grecque, pour la plupart couturières. L’adolescente conçoit ses propres vêtements à partir de vieux costumes que son grand-père avait achetés à Saint-Pétersbourg. C’est là qu’est né son attrait pour le tailoring : “Je me concentre sur le costume parce qu’il s’agit pour moi de la construction la plus belle et intelligente qui existe.”
Après s’être faite un nom dans l’industrie en tant que styliste, puis directrice mode de Vogue Ukraine, c’est en 2019 qu’elle décide de fonder Bettter, un système mis au point après de longues recherches (trois ans pour être exact) sur les racines de l’upcycling, non pas dans le but de concevoir des vêtements, mais plutôt de résoudre un problème : “J’ai toujours été abasourdie par la quantité de vêtements proposés en boutique. Mais ce que je trouve le plus stupéfiant, c’est que nous ne savons pas ce qu’il advient des invendus.”
Cette logique anti-gaspillage en tête, Julie Pelipas s’oriente vers la re-conception et la réutilisation de vêtements déjà existants pour diminuer la quantité de nouveaux produits. Lorsqu’elle lance Bettter, elle conçoit ses vêtements à partir d’invendus masculins de seconde main chinés en Ukraine (la culture du vintage y étant très forte), qu’elle transforme grâce à un savoir-faire hors pair pour imaginer des pièces minimalistes pour femmes qui lui ressemblent : blazer déstructuré, pantalon aux lignes radicales, costume parfaitement cintré… Désormais, elle s’approvisionne de stocks dormants qu’elle trouve auprès de grandes marques, de fabricants, de points de vente ou de grossistes. “Nous ne produisons pas de vêtements à partir de zéro, nous les créons sous la forme d’une garde-robe entièrement modulaire, de sorte que vous pouvez acheter n’importe quelle pièce de notre système et la combiner avec ce que vous voulez.”
Bettter n’est donc pas une marque à proprement parler, mais une plateforme basée sur l’upcycling, et sur la collaboration : en 2020, la jeune femme s’associe à 3DLook, une startup d’Odessa, en Ukraine, dans le but de créer virtuellement des costumes sur mesure. Le duo s’est amusé à scanner des corps avant de produire les mesures détaillées des silhouettes. Résultat, aucune surproduction, ni de produits excédentaires, faisant de cette technique une nouvelle façon ingénieuse de penser la durabilité. “C’est un processus très compliqué que de personnaliser quelque chose. Mais dans notre cas, il s’agit d’optimisation, car nous ne créons rien dont les gens n’ont pas besoin.”
Bien sûr, Julie Pelipas est consciente des limites de son projet. Le plus délicat pour Bettterest de concilier les pratiques durables avec les exigences commerciales : “Notre plus grande mission est de montrer que la durabilité peut être évolutive et rentable. Notre seule différence avec les autres marques est que le profit vient à long terme et non à court terme. Cette orientation vers la rentabilité à court terme est un gros problème dans l’industrie parce qu’il est difficile de trouver des investisseurs à long terme pour rendre l’upcycling évolutif.”
Son projet est mis à rude épreuve lorsque la guerre éclate en Ukraine en 2022. C’est à ce terrible moment qu’elle décide de créer Bettter.community, une plateforme numérique à but non lucratif qui aide les personnalités de la mode à entrer en contact avec des designers, des photographes, des vidéastes, des graphistes et des artistes ukrainiens, autant de créatifs désormais dispersés dans toute l’Europe et plus encore : “Je ne pouvais pas continuer à me concentrer sur Bettter alors que mon pays était en train d’essuyer un tel désastre”, indique-t-elle. Je savais que tous les créateurs ukrainiens, en particulier les jeunes, souffraient de l’effondrement de notre industrie au début de la guerre. J’ai donc décidé de les aider en créant une vitrine pour leurs portfolios afin de faciliter un accès direct, et cela a bien fonctionné pour ceux qui se sont retrouvés à fuir dans un autre pays sans amis, sans relations, sans réseau : ils ont pu assez facilement nouer de nouveaux partenariats et trouver de nouveaux emplois.” Bettter.community collecte des fonds pour des subventions qui peuvent être octroyées par le biais du site dédié. Cette initiative lui permet de décrocher le prix Leaders of Change, qui salue les personnalités qui ont mené un changement encourageant dans la sphère mode, lors des British Fashion Awards en 2022. La créatrice a, de son côté, dû relocaliser les membres ukrainiens de son équipe au Portugal et à Londres pour qu’ils restent en sécurité. Elle espère pouvoir retourner en Ukraine quand la guerre sera terminée et mener à bien, selon ses propres termes, “l’enfant le plus compliqué [qu’elle a] jamais mis au monde.”
Lorsqu’on lui demande si d’autres projets la feraient vibrer, la créatrice se laisse aller à rêver : “J’aimerais apprendre à surfer, devenir DJ, construire une belle maison, écrire un livre, tourner dans un film…” avant de revenir à une réalité toute aussi passionnante : “Mais ce qui restera toujours le plus palpitant, c’est de continuer à développer Bettter.”